29 novembre 2010

Résonances

    Il fait froid. Emmitouflé dans ma veste, j’arpente la pierre. Je laisse ma main courir sur la roche mais mes gants m’empêchent d’en sentir toutes les aspérités.
    Je défie la température et ôte la couche de laine, à la rencontre de mon héritage. Je m’assoie et pose la paume de ma main sur la pierre glacée. Cela ne me dérange pas. Au contraire.
   Je sens venir de loin une vague de chaleur, réminiscence d’une temporada passée. Déjà, la pierre se réchauffe et le soleil balaie ma peau. Je ferme les yeux pour mieux y voir. La lumière éclatante, le claquement des mains, les battements sourds et festifs d'une banda pétaradante, le rythme de mon coeur… J’y suis. C’est la corrida.
 
   Je me souviens de ma première corrida. Il y a quelques années à peine. Parce qu’avant, j’étais contre. Résolument contre. Il n’était question que de barbarie, de sang et de haine. L’aficion faisait partie de mon patrimoine culturel. Fils du sud, du soleil et de la terre, j’ai grandi au milieu des taureaux, au son des peñas et des tambourins. Mais la corrida, je la vivais de loin, de l’exterieur, accoudé à une bodega aux remugles anisés…
Un jour, au restaurant, un ami de la famille, ancien torero commence à m’expliquer, la musique, les tercios, la bravoure du toro, le  respect… Je suis intrigué. Et si je n’y comprenais rien, simplement?
    Il me propose de m’accompagner, un jour, voir une corrida. Et de m’expliquer. La chose me tente et m’effraie un peu mais quelques mois plus tard, c’est l’heure de la féria et me voilà assis, dans ces arènes que je connais si bien, prêt à découvrir un spectacle inédit.
  2h30 plus tard, je suis bouleversé. Je n’avais jamais senti autant de respect entre un homme et un animal de toute ma vie. Grâce aux conseils avisés de mon initiateur, je n’ai pas posé les yeux sur la violence. Je ne l’ai pas vue. Ce jour là, je n’ai vu que de l’amour, artifice naturel pour me protéger de l’évidence. C’était bien de la mort dont il s’agissait.
       Mais ça, il m’a fallu du temps pour le comprendre et l’accepter. Et surtout, il m’a fallu apprendre, lire, questionner. Parce que la corrida, ce n’est pas de l’émotion brute, c’est aussi un ensemble de règles et de symboles qui permet la rencontre entre l’homme et l’animal.
 Accepter l’idée de la violence, de la lutte, de la bataille. Et ne pas en avoir peur.
    « Car si l’on peut bien sûr rêver d’un monde où la corrida ne se justifierait pas, tant que « tu gagneras ton pain à la sueur de ton front« , c’est à dire que pour survivre il faudra lutter, la corrida conservera toute sa signification. Si la vie devient un jour une jouissance sans lutte, les mises à mort disparaîtront. Mais la jouissance sans lutte, la Bible nous l’apprend, c’est le Paradis terrestre… et nous l’aurions perdu. » ( A. VIARD, Comprendre la corrida)
Peut-on dire que la corrida est le reflet non transformé de la réalité? Peut-être. Et c’est pour cela qu’il est à ce point intolérable pour qui n’accepte pas l’idée de son éphémère présence…
Cet article n’a pas pour but de créer la polémique. Je sais ce que c’est que d’être contre la corrida et aucun argument ne peut s’y opposer. La corrida doit se vivre et se comprendre. Ça ne peut pas être autrement.
        « Que la vue d’une faena esthétiquement parfaite ou de la bravoure généreuse d’un grand toro soit de nature à provoquer chez l’aficionado une félicité telle qu’il puisse atteindre, à ce moment précis, la plénitude de son essence par la contemplation, n’effleure pas l’esprit de ceux qui veulent abolir la corrida et s’accrochent au respect de la vie par simple refus de leur condition mortelle. Au risque de les plonger dans les affres de l’angoisse, détrompons-les: ils mourront quand même. Et nous aussi; mais nous avons sur eux un immense avantage que nous devons à la corrida, non par la prétendue cruauté qu’ils y voient, mais par la lumière qui nous y emmerveille: pour nous, la Mort n’est pas un tabou et le morbide participe à la fête. Aussi, quand la Mort viendra nous prendre, nous la reconnaîtrons sans peur, car nous aurons osé depuis longtemps la regarder en face. »  ( A. VIARD, Comprendre la corrida)

Picasso et la Corrida

Prenez 5 minutes pour voir ou revoir les oeuvres de Picasso sur le thème de la Corrida. Lelien ci-dessous vous ouvrira les portes du monde merveilleux de la corrida selon Picasso, bonne évasion!

http://www.dailymotion.com/video/xagck0_picasso-et-la-corrida_creation


08 novembre 2010

Tercio de pique et polémiques

L’année 2008 aura été marquée par les discussions sur le premier tiers, c’est un fait. Du début de temporada avec de notables corridas-concours aux débats hivernaux lancés par la FSTF en passant par l’utilisation polémique de la pique andalouse à Beaucaire, le tercio de varas fut et est au cœur des tertulias. Les intentions des intervenants ne sont pas toutes identiques, évidement. Si de nombreuses personnes cherchent des solutions pour valoriser ce tiers, d’autres tentent discrètement une dévaluation pour viser à l’anéantissement. Soit. Mais sans naïveté, parler du premier tiers est indéniablement une bonne chose. Et ce pour plusieurs raisons.

Tout d’abord, parce que pratiquer le premier tiers comme il se pratique à présent est intolérable. Poursuivre dans le sens actuel n’aboutira pas seulement à la mort de celui-ci mais également à la disparition de la tauromachie. Ainsi remettre en question le tiers actuel est légitime. Cela est risqué pour sûr car toute remise en question induit des pertes ou des gains. Mais, sans évolution, la mort est assurée. Alors qu’avons-nous à perdre ? Une mort plus rapide mais nous avons aussi à y gagner la survie. N’ayons pas peur et risquons-nous donc à cette remise en question.
Ensuite la tauromachie a évolué sans pour autant que ces règles ne subissent de profondes mutations. Ainsi, le tiers de piques est en proie à un immense décalage entre la théorie et la pratique, un éloignement qui lui est très préjudiciable. Les habitudes augmentant ce côté néfaste. Là n’est pas l’objet de mon argumentation mais un exemple s’impose tout de même pour bien comprendre les aberrations actuelles. Jadis, la bravoure était différente et l’on s’attachait principalement à savoir si le toro allait ou non au cheval. Et une fois au cheval, il y restait relativement peu de temps. Mais aujourd’hui, pratiquement tous les toros partent au cheval et y restent aussi longtemps qu’on les y laisse. Ces changements ont révolutionné les conséquences des piques mais aussi les critères de jugement de la bravoure. Les exigences se sont accrues. Ce qui importe désormais pour jauger un toro, c’est de voir sa manière de charger et de pousser. Malgré cela, le premier tiers n’a pas eu droit à son évolution qui aurait permis de le réviser pour garantir le but pour lequel il fut créé : jauger la bravoure du toro. Il n’a pas eu cette chance et a dû s’adapter anarchiquement. Et quelle fut cette adaptation ? Fondamentalement, une diminution du nombre de rencontres pour répondre à l’allongement de celles-ci. Alors que son évolution logique aurait dû tendre au contraire vers un raccourcissement des rencontres pour en maintenir le nombre.
Restons-en là pour l’instant sur l’analyse technique du premier tiers car il semble important d’aborder le sujet d’un autre travers. A chaque problématique tauromachique, lorsque nous engageons une réflexion, nous avons tendance à nous précipiter sur les détails. Avez-vous remarqué ? Reprenez un tract de l’ANDA pour vous en convaincre. Emportés par notre passion, nous nous lançons trop souvent corps et âme dans une énumération minutieuse des problèmes. Distance entre toro et piquero, mauvais placement de la puya, montage des piques frauduleux, etc. Ces arguments sont légitimes, certes, essentiels même, mais cette observation microscopique des défauts peut faire oublier l’essentiel.
Avec un peu de recul, il peut être pertinent de se demander si ces fautes ne sont pas les conséquences au lieu d’en être les causes. Et de fait, s’attaquer aux conséquences avant d’avoir résolu les causes apporte très peu d’effets correcteurs. Pour imager le contexte, les aficionados qui se préoccupent des ces problèmes seuls sont comme des pompiers qui éteignent un feu. Leur action, aussi méritante soit-elle, reste locale et n’empêche en rien de nouveaux départs de feu.

Tentons de décanter le sujet. Pourquoi le premier tiers est-il systématiquement saboté, bâclé ? Peut-être tout simplement parce que personne n’y trouve d’intérêt ! Prenons le torero. Qu’a-t-il à gagner dans un déroulement correct du premier tiers. Rien, bien au contraire, il a tout à y perdre. S’il valorise son adversaire, il prend le risque que le public prenne partie pour le toro et le déconsidère injustement. Prenons en exemple Luis Miguel Encabo qui pâtit de nombreuse fois de ce phénomène. Le voir être sifflé après une faena jugée en dessous alors qu’il s’était auparavant démené pour mener un premier tiers dans les règles est une récompense bien cruelle, vous en conviendrez. Qu’a-t-il gagné à démontrer un tel engagement ? Des reproches et simplement des reproches. Venons-en au piquero maintenant. Aura-t-il une prime s’il pique correctement ? Une reconnaissance de son supérieur ? Non, bien-sûr que non. Tout au plus raflera-t-il des applaudissements et … une grosse bronca de son torero pour lui avoir volé la vedette. Et pourquoi donc ? Parce que son supérieur, le torero, n’a rien à gagner dans un déroulement correct du spectacle. Le principe est humain. Le décrire ne revient pas à le blâmer, mais il convient de le comprendre pour penser à d’éventuelles solutions.
La problématique peut être transposée à d’autres thématiques : professionnelle, familiale, ou autre. Pour changer les choses, apporter des améliorations ou couvrir des objectifs, il n’existe pas des solutions mais une solution. Une et une seule : INTERESSER. Par contre, il existe différentes manières d’y parvenir, l’intéressement pouvant être perçu de diverses façons : argent, valorisation, etc.
Nos amis Cérétans nous ont montré l’exemple avec grand brio cette année. Voulant promouvoir le premier tiers, ils affichèrent en piste le nom du piquero. Au sens strict de l’information, la chose peut paraître anecdotique, n’apportant rien de plus que le simple fait de lire le programme. Mais il faut dépasser cette vision simplifiée de l’acte cérétan. Car cette pancarte n’est pas destinée au public mais au picador. Au delà de l’aspect informatif, il faut ici voir un acte de reconnaissance, l’attachement d’un intérêt particulier à la personne du picador qui a pour but d’initier une motivation spécifique. Nous sommes ici dans un exemple d’intéressement où l’on valorise la profession.

Ceci n’est qu’un exemple et il y a de nombreuses autres manières de créer l’intéressement. Evidement, plus l’intérêt suscité est important et plus les chances de réussite sont fortes. Et qu’est-ce qui importe le plus dans une arène pour un professionnel ? Les oreilles. Oui, les oreilles. Je vous entends déjà. Oh moi les oreilles, peu m’importe. Et c’est à mon sens un tort. Car il s’agit là d’un vecteur universel qui étalonne la qualité du spectacle et la transporte au-delà des murs d’une arène. Peu importe les justifications des trophées, volés ou mérités. Ce sont eux qui classent un spectacle, qu’on le veuille ou non. Et surtout, ce sont eux qui motivent les professionnels.
Ce ne sera pas pour nous montrer qu’un toro est brave qu’un torero se défoncera. Soyons lucides.
Mais il le fera pour couper un trophée. Car mener un premier tiers dans les règles n’est point une épreuve insurmontable. Bien au contraire. J’oserais même dire qu’il s’agit d’une tâche aisée comparée à certaines faenas d’infirmier qui relèvent plus de la magie que du toreo. "Morante de la Puebla" nous l’a encore démontré récemment et avec une grande facilité, allant jusqu'à convaincre les plus sceptiques. Il ne s’agit pas d’un problème de compétence mais bien de motivation.
Ma solution ? Vous l’avez devinée j’imagine. Elle est extrêmement simple, aussi simple que le guarismo pour vérifier l’âge des toros : inclure le premier tiers dans l’attribution des trophées. Il convient de débattre comment, selon quels critères. Mais pourquoi ne pas valoriser d’une oreille l’exécution brillante d’un premier tiers ? Et au contraire, empêcher l’octroi de deux appendices, si celui-ci est bâclé.
En intéressant ainsi les toreros, je suis sûr que nous assisterions à de bien meilleurs tiers. Et les bienfaits se dénoteraient bien au-delà. Fini l’aspect concurrentiel des peones vis-à-vis de leur maestro puisque les points gagnés par ceux-ci leur profiteraient. Pour le coup, le torero payerait comptant une mauvaise action de sa cuadrilla, ce qui n’est pas le cas aujourd’hui. La cuadrilla ne serait plus cantonnée au rôle de révélateur mais d’acteur et les meilleurs piqueros et peones se retrouveraient avec les meilleurs toreros. Et le toro ? Il sera forcé de suivre l’évolution. Les éleveurs seront obligés d’élever un toro qui supporte un vrai premier tiers pour permettre aux toreros de briller. Tout autant qu’ils sont aujourd’hui obligés de produire des toros nobles pour permettre la faena. Bien plus que le premier tiers, la tauromachie tout entière en serait revalorisée.
Vous n’y croyez pas ? Rassurez-vous, personne ne croyait au guarismo avant le congrès de 1968.

Ernest Hemingway, aficionado classique

Dans le texte de In our time, Hemingway n'hésite pas une seconde à faire mourir Maera sous la corne d'un toro. Hemingway est un écrivain et, comme il le dit dans Sur l'écriture, "la seule écriture valable, c'est celle qu'on invente, qu'on imagine. C'est ça qui rend les choses réelles". Le véritable Maera, celui de chair et d'os, n'est donc pas mort glorieusement sous la corne d'un toro mais plus banalement de tuberculose comme fréquemment à l'époque. C'était en décembre 1924, il était âgé de 28 ans.
Manuel García "MAERA" était un torero du barrio de Triana, il fut compagnon d'escapades nocturnes de Juan Belmonte avant de devenir son peon de confiance, doublé d'un excellent banderillero. Mais son ambition était d'être matador de toros, il prit l'alternative en 1921 et fut le premier matador à enthousiasmer Hemingway lorsque celui-ci découvrit la corrida en 1923. Don Ernesto lui consacra plusieurs pages de Mort dans l'après-midi. En voici un extrait :


"Tout d'abord, Maera eut, comme matador, à surmonter beaucoup des fautes et des manières d'un peon, des fautes telles que l'excès de mouvement (un matador ne doit jamais courir), et de plus il n'avait, à la cape, aucun style. Avec la muleta, il était capable et scientifique, mais imparfait; il tuait avec des ruses, mais convenablement. Mais il avait une connaissance achevée des taureaux, et sa valeur au combat était si absolue et si solidement inhérente à lui, que tout lui devenait facile dès qu'il avait compris; et il comprenait tout. Aussi en était-il très fier. C'était l'homme le plus fier que j'aie jamais vu.
En deux ans, il corrigea toutes ses fautes dans l'usage de la cape, et parvint à manier magnifiquement la muleta; il était toujours l'un des plus fins, des plus émouvants et des plus accomplis de ceux qui aient jamais cloué une paire de bande¬rillas; et il devint l'un des meilleurs et des plus satisfaisants matadors que j'aie jamais observés. Il était si brave qu'il couvrait de honte tous ces stylistes qui ne l'étaient pas, et la course de taureaux était pour lui une chose si importante et si merveilleuse que, dans sa dernière année, sa présence dans l'arène enlevait cet art tout entier aux habitudes de « moindre-effort », de « s'enrichir-vite », d' « attendre-le-taureau-mécanique » où il était tombé, et, tant qu'il était dans l'arène, la corrida retrouvait dignité et passion. Si Maera était dans la plaza, c'était une bonne course, au moins pour deux taureaux, et souvent pour les quatre autres, dans la mesure où il intervenait. Quand les taureaux ne venaient pas à lui, il ne faisait pas remarquer le fait à la foule pour demander son indulgence et sa sympathie; il allait aux taureaux, arro¬gant, dominateur, sans regarder au danger. Il provoquait toujours l'émotion et finalement, comme il s'appliquait sans cesse à améliorer son style, c'était un artiste. Mais pendant toute la dernière année où il combattit, on pouvait voir qu'il allait mourir. Il était guetté par la phtisie galopante, et il s'attendait à mourir avant que l'année ne fût terminée."